Page 211 - La Généalogie retrouver ses ancêtres
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Le silence que gardait monsieur de Saint-Luc de Lacorne,
la douleur empreinte sur ses traits, confirmaient assez les
prévisions de son ami 1.
- Maudit soit le tyran, s'écria le capitaine d'Haberville,
qui, dans sa haine pour les Français, a exposé de gaieté de
cœur, pendant la saison des ouragans, la vie de tant de per-
sonnes estimables, dans un vieux navire incapable de tenir
la mer.
- Au lieu de maudire tes ennemis, dit monsieur de Saint-
Luc d'une voix rauque, remercie Dieu de ce que toi et ta
famille vous ayez obtenu un répit du gouverneur anglais pour
ne passer en France que dans deux ans 2. Maintenant, un
verre d'eau-de-vie et un peu de soupe; j'ai tant souffert de
la faim, que mon estomac refuse toute nourriture solide.
Laissez-moi aussi prendre un peu de repos, avant de faire
le récit d'un sinistre qui vous fera verser bien des larmes.
Au bout d'une demi-heure à peu près, car il fallait peu de
temps à cet homme aux muscles d'acier pour recouvrer ses
forces, monsieur de Saint-Luc commença le récit.
- Malgré l'impatience du gouverneur britannique d'éloi-
gner de la Nouvelle-France ceux qui l'avaient si vaillamment
défendue, les autorités n'avaient mis à notre disposition que
deux vaisseaux qui se trouvèrent insuffisants pour transpor-
ter un si grand nombre de Français et de Canadiens qu'on
forçait de s'embarquer pour l'Europe. J'en fis la remarque
au général Murray, et lui proposai d'en acheter un à mon
propre compte. Il s'y refusa, mais deux jours après, il mit à
notre disposition le navire l'Auguste, équipé à la hâte pour
1. Les anciennes familles canadiennes restées au Canada après
la conquête, racontaient que le général Murray, n'écoutant que
sa haine des Français, avait insisté sur leur expulsion précipitée;
qu'il les fit embarquer dans un vieux navire condamné depuis
longtemps, et qu'avant leur départ il répétait sans cesse en jurant:
c On ne reconnaît plus les vainqueurs des conquis, en voyant
c passer ces damnés de Français avec leurs uniformes et leurs
c épées. ~ Telle était la tradition pendant ma jeunesse.
2. L'auteur a toujours entendu dire que son grand-père fut le
seul des officiers canadiens qui obtint un répit de deux ans pour
vendre les débris de sa fortune; plus heureux que bien d'autres
qui vendirent à d'énormes sacrifices.
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