Page 210 - La Généalogie retrouver ses ancêtres
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- Merci, dit l'étranger, mais je suis fatigué, donnez-moi
un coup d'eau-de-vie.
Monsieur d'HaberviIle n'était guère disposé à donner à un
inconnu, à une espèce de vagabond, un seul coup de la pro-
vision de vin et d'eau-de-vie qu'une bien petite canevette
contenait, et qu'il réservait pour la maladie, ou pour les
cas de nécessité absolue: aussi répondit-il par un refus, en
disant qu'il n'en avait pas.
- Si tu me connaissais, d'Haberville, reprit l'étranger, tu
ne me refuserais certes pas un coup d'eau-de-vie, quand ce
serait le seul que tu aurais chez toi 1.
Le premier mouvement du capitaine, en s'entendant tutoyer
par une espèce de vagabond, fut celui de la colère; mais il
y avait dans la voix creuse de l'inconnu quelque chose qui le
fit tressaillir de nouveau, et il se contint. Blanche parut
au même instant avec une lumière, et toute la famille fut
frappée de stupeur à la vue de cet homme, vrai spectre vi-
vant, qui, les bras croisés, les regardait tous avec tristesse.
En le contemplant dans son immobilité, on aurait pu croire
qu'un vampire avait sucé tout le sang de ses veines, tant sa
pâleur était cadavéreuse, La charpente osseuse de l'étranger
semblait menacer de percer sa peau, d'une teinte jaune comme
les momies des anciens temps; ses yeux ternes et renfoncés
dans leur orbite paraissaient sans speculation, comme ceux
du spectre de Banquo au souper de Macbeth, le prince assas-
sin, Tous furent surpris qu'il restât dans ce corps assez de
vitalité pour la locomotion.
Après un moment, un seul moment d'hésitation, le capi-
taine d'Haberville se précipita dans les bras de l'étranger en
lui disant:
- Toi, ici, mon cher de Saint-Luc t La vue de mon plus
cruel ennemi ne pourrait me causer autant d'horreur. Parle;
et dis-nous que tous nos parents et amis, passagers dans l'Au-
guste, sont ensevelis dans les flots, et que toi seul, échappé
au naufrage, tu nous en apportes la triste nouvelle 1
1. Cette scène entre M. de Saint-Luc, échappé du naufrage cie
l'Auguste, et' mon grand-père Ignace Aubert de Gaspé, capitaine
d'un détachement de la marine, a été reproduite telle que ma tante
paternelle, madame Bailly de Messein, qui était âgée de douze
ans à la conquête, me la racontait, il y a cinquante ans.
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