Page 215 - La Généalogie retrouver ses ancêtres
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leur remis ma corne à poudre, mon tondre, mon batte-feu
                                         et une pierre à fusil, leur enjoignant d'allumer du feu à
                                         l'entrée d'un bois à un arpent du rivage; mais ils ne purent
                                         y réussir: à peine même eurent-ils la force de venir m'en
                                         informer, tant ils étaient saisis de froid et accablés de fati-
                                         gue 1. Je parvins à faire du feu après beaucoup de tentatives;
                                         il était temps, ces malheureux ne pouvaient ni parler, ni agir;
                                         je leur sauvai la vie.
                                           Je retournai tout de suite au rivage, pour ne point perdre
                                         de vue le navire, livrê à toute la fureur de la tempête. J'es-
                                         pérais secourir quelques malheureux que la mer vomissait sur
                                         la côte; car chaque vague qui déferlait sur l'épave, empor-
                                         tait quelque nouvelle victime. Je restai donc sur la plage
                                         depuis trois heures de relevée que nous échouâmes, jusqu'à
                                         six heures du soir que le vaisseau se brisa. Ce fut un spec-
                                         tacle bien navrant que les cent quatorze cadavres étendus
                                         sur le sable, dont beaucoup avaient bras et jambes cassés, ou
                                         portaient d'autres marques de la rage des éléments!
                                           Nous passâmes une nuit sans sommeil, et presque silen·
                                         cieux, tant était grande notre consternation. Le 16 au matin,
                                         nous retournâmes sur la rive, où gisaient les corps de nos
                                         malheureux compagnons de naufrage. Plusieurs s'étaient dé-
                                         pouillés de leurs vêtements pour se sauver à la nage; tous por-
                                         taient plus ou moins des marques de la fureur des vagues.
                                         Nous passâmes la journée à leur rendre les devoirs funè-
                                         bres, autant que notre triste situation et nos forces le per-
                                         mettaient.
                                           Il fallut, le lendemain, quitter cette plage funeste et inhos-
                                         pitalière, et nous diriger vers l'intérieur de ces terres incon-
                                         nues. L'hiver s'était déclaré dans toute sa rigueur: nous
                                         cheminions dans la neige jusqu'aux genoux. Nous étions
                                         obligés de faire souvent de longs détours pour traverser l'eau

                                           1. Madame Elisabeth de Chapt de la Corne, fille de M. de
                                         Saint-Luc, décédée à Québec le 31 mars 1817, et épouse de l'ho-
                                         norable Charles Tarieu de Lanaudière, oncle de l'auteur, racon-
                                         tait que la précaution qu'avait prise son père de déposer sous son
                                         aisselle, dans un petit sac de cuir, un morceau de tondre, dès
                                         le commencement du sinistre, lui avait sauvé la vie ainsi qu'à
                                         ses compagnons d'infortune.
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