Page 147 - La Généalogie retrouver ses ancêtres
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possède, quand on a vendu tous ses meubles et immeubles,
lui reste-t-il encore quelque chose? La question était épi-
neuse, Néanmoins, après d'assez longs débats, on décida
dans la négative, malgré un argument de trois heures d'un
grand arithméticien, beau parleur, qui prétendait résoudre
que, qui de deux paie deux, il reste encore une fraction.
Et l'on finit par me mettre très poliment à la porte.
Mon avenir étant brisé comme mon pauvre cœur, je n'ai
fait que végéter depuis, sans profit pour moi ni pour les
autres. Mais vois, mon fils, la fatalité qui me poursuivait.
Lorsque je fis abandon de mes biens à mes créanciers, je
leur demandai en grâce de me laisser jouir d'un immeuble
de peu de valeur alors, mais que je prévoyais devoir être
d'un grand rapport par la suite, leur promettant d'employer
toutes mes forces morales et physiques pour l'exploiter à
leur profit. On me rit au nez, comme de raison, car il y avait
castors à prendre là, Eh bien! Jules, cette même propriété
dont la vente couvrit à peine alors les frais de la procé-
dure, se vendit, au bout de dix ans, un prix énorme qui
aurait soldé toutes mes dettes et au delà, car on s'était plu
comme de droit à en exagérer le montant dans les journaux
et partout; mais j'étais si affaissé, si abattu sous le poids
de ma disgrâce, que je n'eus pas même le courage de réclamer
contre cette injustice. Lorsque, plus calme, j'établis un état
exact de mes dettes, je n'étais passif que d'un peu plus du
tiers de l'état fabuleux qu'on avait publié.
L'Europe était trop peuplée pour moi: je m'embarquai
pour la Nouvelle-France avec mon fidèle André, et je choisis
ce lieu salutaire, où je vivrais heureux si je pouvais boire
l'eau du Léthé. Les anciens, nos maîtres en fait d'imagina-
tion, avaient sans doute créé ce fleuve pour l'humanité souf-
frante. Imbu pendant longtemps des erreurs du seizième
siècle, je m'écriais autrefois dans mon orgueil: 0 hommes 1
si j'ai eu ma part de vos vices, j'en ai rarement rencontré
un parmi vous qui possédât une seule de mes vertus. La
religion, cette mère bienfaisante, a depuis réprimé ces mou-
vements d'orgueil, et m'a fait rentrer en moi-même. Je me
suis courbé sous la main de Dieu, convaincu qu'en suivant
les penchants de ma nature je n'avais aucun mérite réel à
réclamer.
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