Page 139 - La Généalogie retrouver ses ancêtres
P. 139

-  Ecoute, mon frère, me dit-il, et fais attention à mes
                                       paroles. Je te dois beaucoup, et je suis venu payer mes dettes.
                                       Tu m'as sauvé la vie, car tu connais bonne médecine. Tu as
                                       fait plus, car tu connais aussi les paroles qui entrent dans
                                       le cœur: d'un chien d'ivrogne que j'étais, je suis redevenu
                                       l'homme que le Grand-Esprit a créé. Tu étais riche, quand
                                       tu vivais de l'autre côté du grand lac. Ce wigwam est trop
                                       étroit pour toi: construis-en un qui puisse contenir ton grand
                                       cœur. Toutes ces marchandises t'appartiennent.
                                         Je fus touché jusqu'aux larmes de cet acte de gratitude
                                       de la part de cet homme primitif: j'avais donc trouvé deux
                                       hommes reconnaissants dans tout le cours d'une longue vie:
                                       le fidèle André, mon frère de lait, et ce pauvre enfant de la
                                       nature qui, voyant que je ne voulais accepter de ces dons
                                       qu'une paire de souliers de caribou, poussa son cri aigu
                                       « houa, » en se frappant la bouche de trois doigts, et se sauva
                                       à toutes jambes, suivi de son compagnon. Malgré mes recher-
                                       ches, je n'en ai eu ni vent ni nouvelle. Notre respectable
                                       curé se chargea de vendre les marchandises, dont le pro-
                                       duit, avec l'intérêt, a été distribué dernièrement aux sauvages
                                       de sa tribu.
                                         Le bon gentilhomme soupira, se recueillit un instant, et
                                       reprit la suite de sa narration:
                                         -  Je vais maintenant, mon cher Jules, te faire le récit de
                                       la période la plus heureuse et la plus malheureuse de ma
                                       vie: cinq ans de bonheur! cinquante ans de souffrances 1
                                       o mon Dieu ! une journée, une seule journée de ces joies
                                       de ma jeunesse, qui me fasse oublier tout ce que j'ai souf·
                                       fert 1 Une journée de cette joie délirante qui semble aussi
                                       aiguë que la douleur physique! Oh! une heure, une seule
                                       heure de ces bons et vivifiants éclats de rire, qui dilatent le
                                       cœur à le briser, et qui, comme une coupe rafraîchissante
                                       du Léthé, effacent de la mémoire tout souvenir douloureux!
                                       Que mon cœur était léger, lorsque entouré de mes amis, je
                                       présidais la table du festin! Un de ces heureux jours, ô
                                       mon Dieu! Où je croyais à l'amitié sincère, où j'avais foi en
                                       la reconnaissance, où j'ignorais l'ingratitude 1
                                         Lorsque j'eus complété mes études, toutes les carrières
                                       me furent ouvertes; je n'avais qu'à choisir: celle des armes
                                       s'offrait naturellement à un homme de ma naissance; mais
                                       il me répugnait de répandre le sang de mes semblables.
                                                           -   140-
   134   135   136   137   138   139   140   141   142   143   144