Page 136 - La Généalogie retrouver ses ancêtres
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les branches touffues se mirent dans les eaux limpides de
cette charmante rivière.
Le temps était magnifique: quelques rayons de la lune.
alors dans son plein, se jouaient dans l'onde, à leurs pieds.
Le murmure de J'eau faisait seul diversion au calme de cette
belle nuit canadienne. Monsieur d'Egmont garda le silence
pendant quelques minutes, la tête penchée sur son sein;
et Jules, respectant sa rêverie, se mit à tracer sur le sable.
avec son doigt, quelques lignes géométriques.
- J'ai beaucoup désiré, mon cher Jules, dit le gentil·
homme, de m'entretenir avec toi avant ton départ pour l'Eu.
rope, avant ton entrée dans la vie des hommes. Je sais bien
que l'expérience d'autrui est peu profitable, et qu'il faut
que chacun paie le tribut de sa propre inexpérience; n'im-
porte, j'aurai toujours la consolation de t'ouvrir mon cœur,
ce cœur qui devrait être desséché depuis longtemps, mais qui
bat toujours avec autant de force que lorsque, viveur infa-
tigable, je conduisais les bandes joyeuses de mes amis, il y
a déjà plus d'un demi-siècle. Tu me regardais tantôt, mon
fils, avec étonnement, lorsque je te disais qu'un homme com-
me moi ne meurt pas: tu pensais que c'était une métaphore;
j'étais pourtant bien sincère dans le moment. J'ai imploré
la mort tant de fois à deux genoux, que j'ai fini par cesser
presque d'y croire. Les païens en avaient fait une divinité:
c'était, sans doute, pour l'implorer dans les grandes infor·
tunes. Si la physiologie nous enseigne que nos souffrances
sont en raison de la sensibilité de nos nerfs, et partant de toute
notre organisation, j'ai alors souffert, ô mon fils! ce qui
aurait tué cinquante hommes des plus robustes.
Le bon gentilhomme se tut de nouveau, et Jules lança
quelques petits cailloux dans la rivière.
- Vois, reprit le vieillard, cette onde qui coule si paisi.
blement à nos pieds; elle se mêlera, dans une heure tout au
plus, aux eaux plus agitées du grand fleuve, dont elle subira
les tempêtes, et, dans quelques jours, mêlée aux flots de
l'Atlantique, elle sera le jouet de toute la fureur des oura-
gans qui soulèvent ses vagues jusqu'aux nues. Voilà l'image
de notre vie. Tes jours, jusqu'ici, ont été aussi paisibles que
les eaux de ma petite rivière; mais bien vite tu seras ballotté
sur le grand fleuve de la vie, pour être exposé ensuite aux
fureurs de cet immense océan humain qui renverse tout sur
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