Page 137 - La Généalogie retrouver ses ancêtres
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son passage 1 Je t'ai vu naître, d'Haberville; j'ai suivi, d'un
                                       œil attentif, toutes les phases de ta jeune existence; j'ai étudié
                                       avec soin ton caractère, et c'est ce qui me fait désirer l'entre-
                                       tien que nous avons aujourd'hui; car jamais ressemblance n'a
                                       été plus parfaite qu'entre ton caractère et le mien. Comme
                                       toi, je suis né bon, sensible, généreux jusqu'à la prodigalité.
                                       Comment se fait-il alors que ces dons si précieux, qui de-
                                       vaient m'assurer une heureuse existence, aient été la cause
                                       de tous mes malheurs? comment se fait-il, ô mon fils 1 que
                                       ces vertus tant prisées par les hommes, se soient soulevées
                                       contre m()i comme autant d'ennemis acharnés à ma perte?
                                       comment se fait-il que, vainqueurs impitoyables, elles m'aient
                                       abattu et roulé dans la poussière? Il me semble pourtant
                                       que je méritais un meilleur sort. Né, comme toi, de parents
                                       riches, qui m'idolâtraient, il m'était sans cesse facile de sui-
                                       vre les penchants de ma nature bienfaisante. Je ne cherchais,
                                       comme toi, qu'à me faire aimer de tout ce qui m'entourait.
                                       Comme toi, je m'apitoyais, dans mon enfance, sur tout ce
                                       que je voyais souffrir, sur l'insecte que j'avais blessé par inad-
                                       vertance, sur le petit oiseau tombé de son nid. Je pleu-
                                       rais sur le sort du petit mendiant déguenillé qui me racon-
                                       tait ses misères; je me dépouillais pour le couvrir, et, si
                                       mes parents, tout en me grondant un peu, n'eussent veillé
                                       sans cesse sur ma garde-robe, le fils du riche Monsieur d'Eg-
                                       mont aurait été le plus mal vêtu de tous les enfants du col-
                                       lège où il pensionnait. Inutile d'ajouter que, comme toi, ma
                                       main était sans cesse ouverte à tous mes camarades; suivant
                                       leur expression, c je n'avais rien à moi.» C'est drôle, après
                                       tout, continua le bon gentilhomme en fermant les yeux,
                                       comme se parlant à lui-même, c'est drôle que je n'aie alors
                                       éprouvé aucune ingratitude de la part de mes jeunes compa-
                                       gnons. L'ingratitude est-elle le partage de l'homme fait?
                                       Ou, est-ce un piège que cette charmante nature humaine
                                       tend à l'enfant bon, confiant et généreux, pour mieux le
                                       dépouiller ensuite lorsque la poule sera plus grasse? Je
                                       m'y perds; mais non: l'enfance, l'adolescence ne peuvent
                                       être aussi dépravée. Ça serait à s'arracher les cheveux de
                                       désespoir, à maudire...
                                         Et toi, Jules, reprit le vieillard après cet aparté, as-tu déjà
                                       éprouvé l'ingratitude de ceux que tu as obligés, cette ignoble
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