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CONTES À PARTAGER
liberté tu ne braderais. Tu cherchais la trace d’une valeur absolue que tu n’as jamais
trouvée en voulant fuir la dissonance du monde. Tu n’étais qu’un amateur et ta
quête d’aventure dans l’éblouissement obscur d’un soleil noir n’était qu’une utopie.
Le soleil est un piège, car il nous laisse entrevoir un bonheur trompeur. Mais notre
amitié t’a ramené, la camaraderie étant faite de mille riens. Te souviens-tu de ces
mornes jours d’automne, où je sentais s’épaissir les ténèbres autour de moi chaque
matin davantage, où j’avais l’impression que rien ne me concernait vraiment plus;
toi tu étais là, ami silencieux et bienveillant qui par ton regard me réchauffait le
cœur. Ce dialogue de la tendresse et de la solitude, la nostalgie d’un bonheur aussi
simple qu’impossible, le goût de la vie et l’arrière-goût de la mort, tout cela nous le
partagions et mon cœur d’ami était alors en fête.
Aujourd’hui, tu t’aperçois que la liberté est illusoire et que nous sommes esclaves
de notre condition et de nos choix. Tu sais, moi, je suis enraciné au plus profond de
la terre depuis tellement de saisons que toute velléité d’aventure n’a jamais traversé
mon esprit. Je lis dans tes pensées et tu dois te dire que c’est navrant et même triste
de n’avoir jamais rêvé de l’ivresse que procure la liberté. Eh bien, vois-tu, quand
les rayons du soleil sont fragmentés par le feuillage qu’ils traversent et qu’ils
m’effleurent de leur douce chaleur, je me sens parcouru par le sublime d’un bonheur
entrevu.
Oui, oui, je sais, certains me jalousent, car j’occupe une place enviable en tant que
témoin muet au cœur de cette jungle urbaine qu’est la grande ville où bien souvent
le sublime côtoie le sordide. Bien de mes congénères donneraient tout pour être,
comme moi, aux premières loges de la comédie humaine qui se déroule devant mes
yeux jour après jour. Et pourtant, savent-ils seulement que cette faune hétéroclite
joue dans la plus grande pièce dramatique qui soit : celle de la vie et de la mort?
Vois-tu, quand j’étais un jeune arbre avec une écorce lisse et brillante, les animaux
venaient se frotter à moi et les amoureux y gravaient le symbole d’un amour éternel.
Maintenant que mes sillons sont tellement profonds et âpres qu’ils écorchent la
peau de ceux qui s’y frottent, j’ai quelque peu perdu de mon attrait. Je suis comme
un vieil homme avec une barbe drue que plus personne ne veut embrasser. Oui,
le temps qui passe me donne plus de prestance et de panache, mais je suis devenu
invisible, presque gênant, car personne ne veut revoir le témoin d’un passé qu’il veut
oublier. Le temps est révolu où les amoureux se disputaient sous mes branches, car
l’un d’eux refusait d’apposer sa signature au bas d’un parchemin et où les enfants
venaient se rouler dans les feuilles dont m’avait dépouillé l’automne. Ah que je lui
en voulais à cette saison! Et dire que quelques jours auparavant, j’étais encore si beau
avec ma parure rougeoyante.
Photo en arrière-plan : Grand chêne. Photo : Elena Chudzia-Conde.
LE CHAÎNON, ÉTÉ 2021 37