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SECTION SPÉCIALE : LES CONTES ET LÉGENDES DE L’ONTARIO FRANÇAIS













                   Mais les enfants n’en avaient cure de ma calvitie. Ils riaient à gorge déployée avec
                   l’insouciance de leur âge et moi j’étais si heureux de les voir jouer à être des enfants.
                   Mais maintenant, ils ont perdu cette insouciance de l’enfance, car la légèreté a
                   déserté leurs cœurs, remplacée par la détresse psychologique qui ravage tout sur
                   son passage. Ils ont été privés d’école pendant plusieurs mois et rien ne dit qu’ils ne
                   le seront pas à nouveau. Et pourtant, l’éducation est un joyau précieux qui façonne
                   notre esprit pour faire de nous des êtres libres et émancipés. L’école pérennise ce qui
                   nous réunit, que nous venions d’un milieu aisé ou défavorisé. L’école permet à tous,
                   par la transmission des savoirs et de la littérature, de toucher au sublime.

                   Un déluge d’émotions ruisselle sur mes pensées en permanence du haut de je
                   ne sais quel firmament éthéré et je dois t’avouer que je ne m’étais jamais autant
                   penché sur mes états intérieurs. Je ne trouvais pas la vie faite pour tenir les relevés
                   sismographiques de l’âme. Maintenant, dans le silence aveugle, j’ai le temps de
                   percevoir les changements tectoniques des quelques passants qui défilent comme
                   des ombres dans les rues désertées par l’animation coutumière de ces lieux de vie.
                   Leur nature se révèle malgré le masque qui cache leur visage. Il me semble percevoir
                   le mystère de leur essence dans leurs yeux hagards. Il n’y a pas si longtemps encore,
                   j’avais l’âme équarrie de bonheur quand les passants prenaient appui sur mon
                   tronc pour oublier l’espace d’un instant que tous, nous sommes soumis à la toute-
                   puissance des faits contre lesquels nous ne pouvons qu’espérer que la vie redevienne
                   telle que nous la connaissions avant que le tsunami dévastateur de la pandémie
                   déverse sur nous son lot de malheurs et de morts.

                   Petit oiseau, je suis tellement triste que j’aspire à m’enfoncer profondément, loin de
                   la surface. Par centaines, nos vieux parents tirent leur révérence dans l’indifférence
                   et la solitude sans que leurs proches leur tiennent la main ou ne les réconfortent au
                   moment de partir avec un dernier sourire. Soudain, le reflet du miroir s’est brisé et
                   a disparu, anéantissant nos cœurs en berne. Un monde où il ne fait plus bon vivre.
                   Les uns en face des autres dans les transports publics, dans la rue nous sommes
                   devant un miroir; cela explique le flou et l’éclat vitreux de nos regards. Et à l’avenir,
                   nous reconnaîtrons de plus en plus l’importance de ces réflexions sur le sort des
                   plus vulnérables. L’air bruit constamment de soupirs et de silences des gens que
                   nous avons aimés, des voix de tout ce qui change et périt, pour ainsi dire comme le
                   va-et-vient de la respiration humaine, alors que dans l’impétueux fleuve de la vie les
                   choses cessent de respirer et reposent dans l’extase de l’immortalité.

                   Ah oui, je ne t’ai pas encore parlé des acteurs de l’ombre de plus en plus nombreux,
                   car la précarité s’est insidieusement glissée par la brèche béante de leur pauvre
                   vie. Eux me font encore l’honneur de s’asseoir au pied de mon tronc quand ils
                   n’arpentent pas la rue à la recherche du temps perdu. Mon air austère ne semble










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