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SECTION SPÉCIALE : LES CONTES ET LÉGENDES DE L’ONTARIO FRANÇAIS
Conduite jugée « scandaleuse » Un « autodidacte… à l’écart du
courant »
Un confrère me trouvait trop original pour sortir
deux, trois soirs par semaine, surtout en fin de J’étais un peu en marge. Les gens de mon âge ne
semaine, pour faire mes enquêtes de chansons. Il a s’effrayaient pas du fait de me voir enquêter, puis de
écrit à notre provincial, notre supérieur de Montréal, me voir sortir des sentiers battus. C’étaient les plus
lui disant que c’était scandaleux, que j’étais allé vieux, la vieille génération qui trouvait ça terrible,
deux fois dans la même semaine chez un informateur scandaleux de me voir aller très souvent.
tout seul, sans surveillance et puis dans une famille.
Alors le provincial m’écrit, il disait que c’était Quant à ma formation dans le folklore, quelqu’un
scandaleux et demandait ce qui se passait. me disait que j’étais peut-être un autodidacte : sur
un certain plan, oui. Je me suis renseigné un peu en
Ça m’a donné une chance d’écrire mon premier marge de l’université, en marge même des jésuites,
mémoire sur la technique de l’enquête. Ils m’ont forcé parce que vous savez que les jésuites ont toujours
pratiquement à dire au provincial comment ça se fait eu la réputation de ne pas cultiver la musique. Je
de l’enquête. On n’arrive pas là avec l’enregistreuse peux dire que j’ai fait énormément seul. Et ça, il n’y
et dire : « Vous allez me chanter une chanson, a pas de conservatoire qui me l’a donné, il n’y a
vous allez me conter un conte ». Ça ne se fait pas pas d’université qui me l’a donné; je l’ai appris par
comme ça; il faut y aller tranquillement, il faut se moi-même. Ensuite, quand je me suis lancé dans le
faire admettre dans la famille. J’ai dit : « J’y suis allé folklore, je n’avais aucune notion de l’enquête, de
cette date-là que vous me donnez, c’est exact; mais la technique de l’enquête, et puis je l’ai fait pendant
remarquez bien que la madame avait 82 ans et que longtemps avant d’aller à Laval pour côtoyer d’autres
l’informateur avait 84 ans, que nous étions tous les gens; on arrivait à peu près aux mêmes techniques.
trois dans la cuisine et qu’il n’y avait aucun danger Au fond, c’était la technique du bon sens que j’avais
au point de vue moral. Retourner souvent pour faire sortie de ma tête, parce que le bon sens le demandait.
de l’enquête, ça, je l’ai fait, et il faut y aller souvent. Alors, on pourrait dire que je suis jusqu’à un certain
Dès qu’on a trouvé un bon informateur, il faut y point un autodidacte.
retourner pour montrer qu’on est intéressé; c’est une
des bases de l’enquête ». Je peux dire que je me suis tenu un peu à l’écart du
grand mouvement folklorique qui s’était établi à
Le provincial m’a répondu : « On va y repenser ». Je Laval. J’ai été un peu dans mon coin et j’ai travaillé
lui ai dit : « Pour vous faire plaisir, je vais abandonner ici parce que j’avais de la documentation un peu
l’enquête, mais je suis certain que vous allez me spéciale et j’étais têtu. J’avais mes méthodes à moi et
dire de recommencer ». Alors il a dit : « Pensez-vous je considérais que d’autres méthodes n’étaient pas
recueillir assez de documents pour occuper votre meilleures que les miennes; et, dans mon milieu, je
vieillesse? » J’ai dit : « Cela ne fait pas dix ans que suis resté sur place sans trop changer mes méthodes
j’enregistre et j’ai déjà assez de documents pour de travail ou mes techniques d’enquêtes.
occuper deux vieillesses ». Il m’a dit : « Envoyez
fort ». Il savait que l’Université [de Sudbury qui sera
fondée en 1957] allait commencer : « Allez-y, je vous
appuierai ». Et j’ai commencé.
Sculpture du père Lemieux
devant son four à pain.
Réalisée par Maurice
Gaudreault. Collection du CFOF.
14 LE CHAÎNON, ÉTÉ 2021