Page 36 - La Généalogie retrouver ses ancêtres
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ces.  II  enrage quand  il  songe qu'on  la cède à vil  prix  au  lieu  de la
                               laisser à ceux qui, tout en l'exploitant,  pourraient  veiller  à sa conser-
                               vation.  Certaines lectures  l'ont  convaincu que l'établissement  de fer-
                               mes  forestières collectives  aurait  assuré  la  survie  de Terre-Haute.

                                   II  entreprit  la descente vers  la  grande coulée en  empruntant  un
                               vieux  sentier  qu'il  retrace  à travers les jeunes  pousses  de bouleau  et
                               de cormier.  Bientôt, un air plus frais et un bourdonnement semblable
                               à celui  de  plusieurs  essaims  d'abeilles  lui  rappellent  qu'au  fond  du
                               ravin coule un ruisseau qui se jette  dans un petit lac tranquille.  Dans
                               ces  parages,  il  a  tué  plus  d'un  chevreuil,  et  pas  toujours  en  temps
                               permis !  Il  a  la  sensation  qu'il  s'en  trouve  quelques-uns  dans  le
                               fourré du  côté  de l'est,  et  qui  I'obs-rvent.

                                   Son  fusil,  qu'il  porte  la  crosse  sous  I'aiselie,  n'est  pas  chargé.
                               II  ne  songe  guère  à  la  chasse,  car  ses  préoccupations  l'ont  suivi,
                               malgré  lui.  Dans ce décor primitif, son âme simple de paysan  essaie
                               de  percer  le sens  de l'aventure  humaine.  Aujourd'hui,  tout  lui  pa-
                               raît  absurdité.  Travail,  douleurs, inquiétudes, ne  sont qu'un  prélude
                               au  drame inévitable de la mort.  11  se demande pourquoi  se charger
                               de tant de bagages pour un si cours voyage.  Dans ce pays inexorable,
                               des  centaines  de  ses  concitoyens  se  sont  tués  à  reculer  la  forêt,  à
                               lutter  mains  nues  contre les  souches, les  roches,  l'incendie,  la  neige,
                               pour  une illusion  de liberté.  Ceux qui ont survécu doivent fuir pour
                               aller  s'agglutiner  dans  les  villages  et  s'asseoir  à  la  table  de  l'État
                               inhumain.
                                   Cette  longue  promenade  sur  un  terrain  bosselé  et  encombré
                               d'obstacles  avait  éveillé  son  estomac.  II  avait  faim.  En  remontant
                               la  pente  raide,  il  se rendit  compte  qu'il  s'essoufflait  plus  vite  qu'au-
                               trefois  et  que  ses  jarrets  avaient  perdu  de  leur  souplesse.  Rendu
                               au  sommet,  il  sentit  le  froid  s'inscruster  dans  sa  peau.  II  eut  I'im-
                               pression  d'avoir  vieilli  tout  d'un  coup.  Tout  en  se réchaiiffant  dans
                               la  cabine de la  camionnette  et  en  savourant  sa  collation,  il  faisait
                               un  nouveau  bond  dans le passé.
                                   Il  se  revoyait  à  dix-huit  ans.  La  mort  prématurée  de son père
                               l'avait  forcé  à  quittcr  le  collège.  Puis  était  venue  la  terrible  crise
                               économique  qui  jeta  les  familles  dans  l'humiliation  de  la  misère  et
                               le  pays  entier  dans  le  désarroi.  On  s'agrippait  alors  à  la  moindre
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