Page 31 - La Généalogie retrouver ses ancêtres
P. 31

jaune  se lance  à  l'assaut  d'une  butte.  Du  sommet  on  a  une  vue
                                   d'ensemble  d'une  partie des  terres  des rangs  4 et  6.  Avant  d'entre-
                                   prendre  la  descente  du  versant  opposé,  Louis-Philippe  avait  arrêté
                                   sa  voiture  sur le  talus.  Appuyé  nonchalamment  sur  l'aile  avant  de
                                   la camionnette, il jetait  un coup d'ail  circulaire sur le paysage.  Bien
                                   des souvenirs  surgissaient  du trou  noir  de sa  mémoire.

                                       II  était  souvent  passé  par  ce  chemin,  indifférent  aux  paysages
                                   et  aux  souvenirs dont  ils  sont  chargés.  On  dirait,  pense-t-il,  qu'au
                                   fil  des  jours  ordinaires,  les  yeux  perdent  leur  acuité  et  l'âme  sa
                                   résonance.  Aujourd'hui,  c'est  diffkrent.  Tout semble différent depuis
                                   que l'on  sent venir  la  mort  du  pays.  Sans doute en  va-t-il  ainsi des
                                   humains.  Il faut parfois un événement tragique pour révéler l'impor-
                                   tance de leur présence.  Il pense à  Marie et au peu de place  qu'il  lui
                                   a faite dans son  caur depuis  plusieurs  années.
                                       Toute  vie  semble  absente  de  ce  terroir  bossué  et  cendreux.
                                   Louis-Philippe  se  rappelle  le  temps  où  il  était  encore  grouillant
                                   d'activité.  Il  comprend  qu'il  soit  difficile,  à  qui  n'a  pas  vécu  les
                                   jours  austères  du  défrichement,  d'imaginer  ce  qu'il  a  fallu  d'efforts
                                   et  de  ténacité  entre  le  premier  coup  de  cognée  et  les  premières
                                   semailles.  Il  revoit  ces  faiseurs  de  terre  dans  les  étés  brûlants,
                                   harcelés  par  des  nuées  de  moustiques  et  le  corps  ruisselant  d'une
                                   sueur  qui  charriait  la  poussière  des  abattis  et  la  cendre  des  brûlis.
                                       Lentement,  imperceptiblement,  les  champs  en  culture  avaient
                                   gmgé la forêt,  envahi les  collines.  Dix  ans  après  ces  pénibles  com-
                                   mencements,  plusieurs  établissements  de Terre-Haute  n'avaient  rien
                                   à  envier  aux  fermes  les  plus  prospères  de  la  plaine.  Pendant  ce
                                   temps  avaient  surgi,  à  distances  presque  régulières  le  long  des che-
                                   mins de rang, habitations et bâtiments de ferme.  Riches des meilleurs
                                   bois, ces hommes avaient voulu faire solide et grand. comme le pays.
                                   Par leur  toit  à pignon  et  par  la  patine  sombre  dont  les  intempéries
                                   les  avaient  recouvertes,  ces  constructions  s'harmonisaient  aux  aspk-
                                   rités  du  sol et aux crénelures des  forêts et des montagnes.
                                       Louis-Philippe  a  connu, lui  aussi,  ces  longs  jours  de lutte  opi-
                                   niâtre  contre  les  obstacles  d'une  nature  revèche.  Aujourd'hui,  ce
                                   sont ses propres  souvenirs qui se reflètent  sur  la grisaille du paysage.
                                   Son  âme  se  remplit  d'amertume  à  la  pensée  qu'au  pays  québécois
   26   27   28   29   30   31   32   33   34   35   36