Page 21 - La Généalogie retrouver ses ancêtres
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Dans les  bonnes  années,  il gardait  un  important  troupeau,  l'un
                                 des  meilleurs  de  Terre-Haute.  Douze  vaches  laitières,  quatre  che-
                                  vaux,  une  vingtaine  de  moutons,  plusieurs  porcs  et  un  poulailler
                                  bien  garni.  Aujourd'hui,  il  ne  lui  reste  plus  qu'un  cheval  pour  le
                                  halage  des biUots  de  sa  terre  à bois,  deux  vaches,  un  porc  et  quel-
                                  ques  poules.
                                      Il revint  à la  maison  en  s'emplissant  les  poumons  d'un  air  vif
                                  que le  soleil commençait à  dégourdir.  Entre sa  poitrine  et  son  bras
                                  gauche replié,  il  tenait  un  feutre  biscornu  où  il  avait  placé  les œufs
                                  cueillis aux nids encore chauds.  Il posa  sur le perron  le  seau débor-
                                  dant d'une  écume jaunàtre  et de son bras libre, il  souleva  la clenche.
                                  Du  pied  droit, il poussa la porte  qui resta  entrebâillée.  Il y  eut une
                                  lutte brève  entre la  chaleur de la  maison et  l'air  frisquet  du  dehors,
                                  entre la  senteur  forte de  l'étable  et  le  parfum  des grillades  de lard
                                  qui pétillaient  dans une poêle  de  fonte noire.
                                      Ils  déjeunèrent  l'un  en  face  de  l'autre  dans  un  silence  que
                                  seuls  troublaient  1c  tintement  des  ustensiles  et  le  ronflement  de  la
                                  bouilloire.  Leur âme avait une étrange résonance.  C'était  dimanche,
                                  mais  un  dimanche  tellement  différent  de  ceux  d'autrefois.  Le  pre-
                                  mier  dimanche  sans  office  religieux  depuis  trente-huit  ans.  Peu
                                  après  leur  arrivée  à  Terre-Haute,  on  leur  avait  décrit  la  première
                                  messe  célébrée  dans  la  maison  en  bois  rond  de Fklix  Doucet,  l'un
                                  des  premiers  colons  à  s'établir  au  rang  4.  C'est  resté  gravé  dans
                                  leur  mémoire, comme s'ils  étaient  présents.

                                      Pour la première fois, ils  se rendent  compte  de la  place  impor-
                                  tante que ce jour  de repos occupe dans leur vie.  Aussi,  ce matin, ils
                                  se sentent  comme  étourdis  devant  un  vide  immense.

                                      Le silence de la cloche leur annonce la fin d'une  époque.  Long-
                                  temps,  ils  ont  vécu  leurs  dimanches  sans  s'interroger  sur  le  sens  de
                                  leurs gestes ni  sur la  sincérité de leur  foi.  La religion  leur  avait  été
                                  donnfe gratuitement, comme les saisons, l'air  pur,  le lever du  soleil,
                                  le manteau vert  des forêts.  11 fallait  qu'ils  soient bmsquement  privés
                                  de ces manifestations extérieures pour  qu'ils  se décident  à descendre
                                  en leur  conscience.  A leur  grande  confusion,  ils  y  découvraient  de
                                  nombreux  faux-semblants.
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