Page 82 - La Généalogie retrouver ses ancêtres
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disant: vous seriez très friands, mes petits moutons, de
                                   faire un bon souper de ma carcasse, mais il n'y a qu'une
                                   petite difficulté; c'est, voyez-vous, que quand bien même il
                                   vous faudrait jeOner toute votre vie comme des anachorètes,
                                   ça ne sera toujours pas moi qui vous ferai rompre votre
                                   jeûne, j'ai la conscience trop timorée pour cela.
                                     Je ne sais trop, continua Marcheterre, comment la chose
                                   arriva; mais toujours est-il que je finis par m'endormir, et
                                   que, quand je m'éveillai, j'étais au beau milieu de ces jolis
                                   enfants. Il est impossible de vous peindre mon horreur, mal-
                                   gré mon sang-froid habituel. Je ne perdis pourtant pas toute
                                   présence d'esprit; je me rappelai, pendant mon immersion,
                                   qu'une corde pendait au beaupré: j'eus le bonheur de la sai-
                                   sir en remontant à la surface de l'eau; mais malgré mon agi-
                                   lité de singe, pendant ma jeunesse, je ne m'en retirai qu'en
                                   laissant en ôtage, dans le gosier d'un caïman peu civilisé,
                                   une de mes bottes et une partie précieuse d'un de mes mol-
                                   lets 1.
                                     A ton tour maintenant, lutin du diable, continua le capi-
                                   taine: il faut tôt ou tard que tu me paies le tour que tu m'as
                                   joué. J'arrivais, l'année dernière, de la Martinique; je ren-
                                   contre monsieur, le matin, à la basse ville de Québec, au
                                   moment où il se préparait à traverser le fleuve, à J'ouver-
                                   ture de ses vacances, pour se rendre chez son père. Après
                                   une rafale d'embrassades, dont j'eus peine à me dégager en
                                   tirant à bâbord, je le charge d'annoncer mon arrivée à ma
                                   famille, et de lui dire que je ne pourrais descendre à Saint·
                                   Thomas avant trois ou quatre jours. Que fait ce bon apôtre?
                                   Il arrive chez moi, à huit heures du soir, en criant comme
                                   un possédé: de la joie! de la joie! mais criez donc, de la
                                   joie 1
                                     -  Mon mari est arrivé, fait madame Marcheterre! Mon
                                   père est arrivé, s'écrient mes deux filles!
                                     - Sans doute, dit-il; est-ce que je serais si joyeux sans
                                   cela?
                                     Il embrasse d'abord ma bonne femme: il n'y avait pas
                                   grand mal à cela. Il veut embrasser mes filles, qui lui lâchent
                                     1. Le capitaine Demeule, de l'île d'Orléans, qui fréquentait
                                   les mers du sud, me racontait, il y a cinquante ans, qu'une sem-
                                   blable aventure lui était arrivée.
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