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VISAGES




            Depuis le début des années 1990, il garde dans ses
            tiroirs le scénario d’un projet de film inspiré de sa
            profession d’interprète. L’Absence décrit l’histoire
            d’une interprète de conférence qui s’absente du travail
            pendant une semaine et découvre la vacuité de sa
            vie, son absence à elle-même. Le double sens du titre
            anglais, Before Grace, rend parfaitement l’état d’esprit
            de la protagoniste. Les Conseils des arts du Canada et
            de l’Ontario lui avaient octroyé une bourse de 75 000 $.
            Hélas, sans partenaire québécois, il se voit forcé de
            rendre ses bourses. Mais il ne renonce pas pour autant
            à ce projet.
            Anglais ou français?

            Pour atteindre un plus vaste auditoire, la solution
            serait-elle de tourner en anglais? Jean Marc Larivière   Jean Marc Larivière et Marie Cadieux lors du tournage du film Le dernier
            s’y refuse. Même si, au début, plusieurs de ses      des Franco-Ontariens, 1996. Source : collection personnelle J. M. Larivière.
            collaborateurs étaient anglophones, jamais il n’a été
            tenté de créer autrement qu’en français. « Je ne me   « instantané de l’état d’âme franco-ontarien » a été
            suis jamais demandé si j’allais tourner mon premier   tourné à Sudbury, Kapuskasing, Fauquier et Ottawa.
            film en français ou en anglais. C’était une question qui
            ne se posait même pas. » Et qui ne s’est jamais posée   Dans son village natal (Fauquier), le poète organise
            non plus par la suite. Après ses premiers films, il a   une grande fête pour célébrer la mort annoncée du
            sciemment choisi de travailler avec des collaborateurs   dernier des Franco-Ontariens. Une brochette d’artistes
            francophones, à quelques exceptions près.            et d’intellectuels bien connus est invitée à y participer
                                                                 en venant pousser leur « cri testamentaire ». Marcel
            Dans le fait d’être un minoritaire assumé, il puise   Aymar, Roch Castonguay, Patrice Desbiens, Robert
            beaucoup de force, beaucoup d’inspiration, reconnaît-  Dickson, Paulette Gagnon, Robert Marinier, François
            il. Si on ne le voit pas battre le pavé lors des grands   Paré, Pierre Raphaël Pelletier et Julie West se prêtent à
            mouvements de revendication, c’est qu’il préfère,    l’exercice. Leur message est clair : les Franco-Ontariens
            non pas le retrait, mais le repli créateur : affirmer son   ne sont pas des « canards boiteux », ils ont un bel
            identité en créant en français.                      avenir devant eux.
            Le Dernier des Franco-Ontariens                      Le Spectre, personnage ludique, incarne la conscience

            Jean Marc Larivière s’interroge sur le rôle des cultures   collective franco-ontarienne qui, comme toutes les
            minoritaires à l’ère de la mondialisation dans son film   minorités, est assaillie par le doute et le double risque
            intitulé Dernier des Franco-Ontariens, « le film le plus   de la folklorisation sclérosante et de l’atomisation
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            novateur et le plus réussi du cinéma ontarien  ».    de sa culture. Ce spectacle cinématographique
                                                                 est une œuvre métissée à la fois fascinante,
            Contrairement à ce que son titre en forme de boutade   déconcertante, poétique et loufoque. Il est « un outil
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            ironique pourrait laisser croire, ce documentaire    de conscientisation sociale  ». À la fin, c’est le Spectre
            imaginaire, quasi féérique par moment, ne propose    qui a le dernier mot : « Le doute est un diable…
            pas une vision apocalyptique ou pessimiste, mais     bienfaisant », car il fait prendre conscience que le
            véhicule un message d’espoir; il est un vibrant      Franco-Ontarien est différent du Québécois, du
            hommage à un peuple et à sa culture. Librement       Français, de l’Américain et du Canadien anglais et sa
            inspiré du recueil éponyme du poète Pierre Albert et   culture est aussi différente.
            scénarisé par Marie Cadieux, ce film hybride, éclaté,
            mêle fiction et réalité, narration et déclamations. Cet
                                                                 5  Lucie Hotte, « Le Dernier des Franco-Ontariens : la rencontre entre un
                                                                    livre et un film », Francophonies d’Amérique, 2011, vol. 31, p. 31-48.
            4  Jean-Claude Jaubert, « Le cinéma francophone canadien en situation   L’autrice a savamment analysé les rapports transfictionnels (migration
              minoritaire », dans Actes du Forum sur la situation des arts au Canada   d’éléments fictifs d’un texte à une autre forme d’art) qui s’installent
              français, Sudbury, Prise de parole, 1999, p. 209-225.   entre le livre et le film.

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