Page 42 - chainonEte2020
P. 42
VISAGES
En 1936, Bella épousait Eugène Bourgeault, son coup
de foudre d’adolescence. Originaire de Mattawa
(Ontario), le producteur de lait et de pommes de terre
s’était joint aux nombreux jeunes Canadiens cherchant
à faire fortune en Colombie-Britannique pendant la
Dépression. Il a mis cent dollars d’économies dans
sa botte et a « sauté les trains, » racontait-il, pour
revenir en Ontario. Bella l’avait aimé sur les grandes
distances qui les séparaient, lui écrivant fidèlement
pendant ses sept années d’exil, jusqu’à son retour
dans le Nord de l’Ontario. Elle est tombée enceinte
peu après leur mariage. Mais la grossesse n’était pas
viable et a empoisonné le corps de Bella, toute menue
et délicate. Elle a failli mourir. Les médecins lui ont
dit qu’elle n’aurait jamais d’enfants. Face à la mort et
Bella qui tient l’auteure, Isabelle Bourgeault-Tassé, dans ses bras. Crédit : à l’infertilité, j’imagine Bella trouver refuge dans une
Archives familiales. promesse à la Vierge.
L’Acadie n’existait plus. Sauf dans les souvenirs et les Trois ans plus tard, Bella allait en effet avoir des
cœurs d’un peuple échappé. Mais dans l’obscurité, enfants. Le premier de onze, en fait. Huit filles,
une étincelle, une affirmation qu’ils survivraient : une trois fils. Tous des bébés en bonne santé, sauf un :
nouvelle génération née après le retour de l’exil. Raymond, qui souffrait du « grand mal », ce nom que
C’est après le retour de l’exil que le nom de ma les Canadiens français de l’époque avaient donné aux
grand-mère a été introduit dans la tradition familiale, crises d’épilepsie. Mais Bella poussa un lourd soupir
et aussi, peut-être, son profond respect de la Vierge quand, mystérieusement, les crises de Raymond
Marie. Isabelle Forêt, son arrière-arrière-grand-mère, arrêtèrent lorsque son fils fêta ses cinq ans.
est née en 1788 et elle était la première enfant de
réfugiés acadiens qui avaient fait leur retour d’un exil Quelques années après sa lutte contre l’infertilité, la
périlleux à Boston.
grotte de Bella fut dévoilée en grande pompe dans
la communauté. La congrégation s’est rassemblée
Une longue file d’Isabelles prenait ainsi racine. Son fils à l’ombre de l’impressionnante maison d’OK Farm,
nommait sa fille Isabelle en hommage à sa mère. Elle « une école » construite pour accueillir la famille
donna naissance à une fille, Isabelle Corana, « Anna ». grandissante de mes grands-parents.
Anna donnerait naissance à ma grand-mère, Isabelle
« Bella » Marie Louise. Moi, Isabelle Alicia, nommée Personne dans la communauté ne savait ce qui avait
en honneur de deux de mes arrière-grand-mères. inspiré Bella à ériger ce monument à la Vierge. Et elle
Ma nièce, Adelaine Isabelle, porteuse du nom de refusait de s’expliquer. Elle disait seulement que c’était
générations de grand-mères acadiennes.
la réalisation d’une promesse. « J’ai deux théories,
me rappellerait ma mère, soit son désir d’avoir des
Une lignée presque ininterrompue d’Isabelles, enfants, soit la maladie de mon frère. »
leur nom enraciné dans les espoirs et la survie des
générations. Toutes dans un parcours – d’une vie Bella est décédée quatre jours après mon sixième
libre en Acadie, à l’exil à Boston, et envers une liberté anniversaire. Le jour où nous l’avons enterrée, ma
retrouvée dans les inconnues d’un nouveau pays : de mère m’a donné une des statuettes de la Vierge Marie
Saint-Jacques-de-l’Achigan à l’Isle-aux-Allumettes en en porcelaine blanche lustrée d’un bouquet funèbre,
passant par l’Île-du-Grand-Calumet dans la rivière brûlant la perte de Bella dans ma mémoire et semant
des Outaouais; au petit village agricole de Warren une fascination à vie pour la Vierge. Et maintenant,
et au village ferroviaire de Cartier dans le Nord de une passion pour l’Acadie, pour Stella Maris, qui
l’Ontario. Toutes, cherchant – peut-être à leur insu – m’appelle chez moi en Acadie, pleine des grâces de
leur Stella Maris.
mes grands-mères.
40 LE CHAÎNON, HIVER 2021