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VISAGES




                                                              En 1936, Bella épousait Eugène Bourgeault, son coup
                                                              de foudre d’adolescence. Originaire de Mattawa
                                                              (Ontario), le producteur de lait et de pommes de terre
                                                              s’était joint aux nombreux jeunes Canadiens cherchant
                                                              à faire fortune en Colombie-Britannique pendant la
                                                              Dépression. Il a mis cent dollars d’économies dans
                                                              sa botte et a « sauté les trains, » racontait-il, pour
                                                              revenir en Ontario. Bella l’avait aimé sur les grandes
                                                              distances qui les séparaient, lui écrivant fidèlement
                                                              pendant ses sept années d’exil, jusqu’à son retour
                                                              dans le Nord de l’Ontario. Elle est tombée enceinte
                                                              peu après leur mariage. Mais la grossesse n’était pas
                                                              viable et a empoisonné le corps de Bella, toute menue
                                                              et délicate. Elle a failli mourir. Les médecins lui ont
                                                              dit qu’elle n’aurait jamais d’enfants. Face à la mort et
        Bella qui tient l’auteure, Isabelle Bourgeault-Tassé, dans ses bras. Crédit :   à l’infertilité, j’imagine Bella trouver refuge dans une
        Archives familiales.                                  promesse à la Vierge.
        L’Acadie n’existait plus. Sauf dans les souvenirs et les   Trois ans plus tard, Bella allait en effet avoir des
        cœurs d’un peuple échappé. Mais dans l’obscurité,     enfants. Le premier de onze, en fait. Huit filles,
        une étincelle, une affirmation qu’ils survivraient : une   trois fils. Tous des bébés en bonne santé, sauf un :
        nouvelle génération née après le retour de l’exil.    Raymond, qui souffrait du « grand mal », ce nom que
        C’est après le retour de l’exil que le nom de ma      les Canadiens français de l’époque avaient donné aux
        grand-mère a été introduit dans la tradition familiale,   crises d’épilepsie. Mais Bella poussa un lourd soupir
        et aussi, peut-être, son profond respect de la Vierge   quand, mystérieusement, les crises de Raymond
        Marie. Isabelle Forêt, son arrière-arrière-grand-mère,   arrêtèrent lorsque son fils fêta ses cinq ans.
        est née en 1788 et elle était la première enfant de
        réfugiés acadiens qui avaient fait leur retour d’un exil   Quelques années après sa lutte contre l’infertilité, la
        périlleux à Boston.
                                                              grotte de Bella fut dévoilée en grande pompe dans
                                                              la communauté. La congrégation s’est rassemblée
        Une longue file d’Isabelles prenait ainsi racine. Son fils   à l’ombre de l’impressionnante maison d’OK Farm,
        nommait sa fille Isabelle en hommage à sa mère. Elle   « une école » construite pour accueillir la famille
        donna naissance à une fille, Isabelle Corana, « Anna ».   grandissante de mes grands-parents.
        Anna donnerait naissance à ma grand-mère, Isabelle
        « Bella » Marie Louise. Moi, Isabelle Alicia, nommée   Personne dans la communauté ne savait ce qui avait
        en honneur de deux de mes arrière-grand-mères.        inspiré Bella à ériger ce monument à la Vierge. Et elle
        Ma nièce, Adelaine Isabelle, porteuse du nom de       refusait de s’expliquer. Elle disait seulement que c’était
        générations de grand-mères acadiennes.
                                                              la réalisation d’une promesse. « J’ai deux théories,
                                                              me rappellerait ma mère, soit son désir d’avoir des
        Une lignée presque ininterrompue d’Isabelles,         enfants, soit la maladie de mon frère. »
        leur nom enraciné dans les espoirs et la survie des
        générations. Toutes dans un parcours – d’une vie      Bella est décédée quatre jours après mon sixième
        libre en Acadie, à l’exil à Boston, et envers une liberté   anniversaire. Le jour où nous l’avons enterrée, ma
        retrouvée dans les inconnues d’un nouveau pays : de   mère m’a donné une des statuettes de la Vierge Marie
        Saint-Jacques-de-l’Achigan à l’Isle-aux-Allumettes en   en porcelaine blanche lustrée d’un bouquet funèbre,
        passant par l’Île-du-Grand-Calumet dans la rivière    brûlant la perte de Bella dans ma mémoire et semant
        des Outaouais; au petit village agricole de Warren    une fascination à vie pour la Vierge. Et maintenant,
        et au village ferroviaire de Cartier dans le Nord de   une passion pour l’Acadie, pour Stella Maris, qui
        l’Ontario. Toutes, cherchant – peut-être à leur insu –   m’appelle chez moi en Acadie, pleine des grâces de
        leur Stella Maris.
                                                              mes grands-mères.




     40    LE CHAÎNON, HIVER 2021
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