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LA GRANDE HISTOIRE




            Le 26 août 1880, Johan Adrian Jacobsen s’embarque    est fait, mais malheureusement, il est déjà trop tard.
            pour l’Europe, accompagné de huit Inuits, dont       Les Inuits sont exhibés au Jardin d’Acclimatation
            Abraham et sa famille, leurs chiens, leurs kometiks   du Bois de Boulogne du 2 au 6 janvier 1881. Puis,
            (traîneaux), leurs kayaks, ainsi que tout leur matériel   le 9 janvier, ils sont tous admis au pavillon de la
            de chasse et pêche.                                  variole de l’Hôpital Saint-Louis où, en une semaine,
                                                                 ils meurent l’un après l’autre.
            Le groupe arrive à Hambourg, en Allemagne, le
            24 septembre 1880. C’est à la ménagerie de Carl      Les Inuits sont enterrés dans une fosse commune
            Hagenbeck que se tient leur premier spectacle        au cimetière de Saint-Ouen. En 1886, le Muséum
            ethnographique. À la mi-octobre, ils partent pour le   national d’histoire naturelle est autorisé à exhumer
            zoo de Berlin où leurs huttes, installées aux abords   leurs corps afin d’ajouter leurs squelettes à ses
            d’un étang, sont entourées d’une clôture. De l’autre   collections anthropologiques, où ils sont toujours
            côté, les visiteurs peuvent observer les Inuits vaquer   conservés aujourd’hui.
            à leurs activités quotidiennes ou démontrer leur
            savoir-faire traditionnel, comme la chasse au phoque   Du milieu des années 1870 à la fin des années 1950,
            ou le kayak.                                         quelque 35 000 personnes provenant des quatre coins
                                                                 du globe ont été offertes en spectacle dans les zoos
            C’est à Berlin qu’Abraham commence à rédiger son     humains européens. Abraham est l’un des rares à
            journal. Sa toute première phrase :                  avoir laissé un témoignage écrit.
               « À Berlin, ce n’est pas bien plaisant, c’est
               impossible à cause des gens et des arbres et
               parce que tant d’enfants viennent. L’air est
               constamment rempli du bruit des piétons et
               des voitures, notre enclos est tout de suite
               entièrement occupé. »


            Abraham est en Europe depuis moins d’un mois et
            déjà le mal du pays s’installe. Il rêve du jour où il
            pourra revoir le Labrador.
               « Un an à passer [sic], c’est bien trop long parce
               que nous voudrions rentrer vite dans notre pays,
               parce que nous sommes incapables de rester
               toujours ici. Oui vraiment! C’est impossible! »


            Leur voyage se poursuit à Prague suivi de Francfort.
            Puis, le 14 décembre 1880, à Darmstadt, la tragédie
            frappe. Nuggasak, une jeune Inuite de 15 ans décède
            subitement. Le 27 décembre, à Krefeld, c’est au
            tour de sa mère, Paingu, de mourir. Dans les deux
            cas, les médecins n’ont pu établir de diagnostic. Ce
            n’est que lorsque Sara, la fillette d’Abraham, tombe
            malade qu’ils identifient le mal qui afflige les Inuits :
            la variole. Sara décède à l’hôpital de Krefeld, le
            31 décembre, au moment où le train de ses parents et
            du reste du groupe arrive à Paris.

            Les autorités françaises, informées par le
            bourgmestre de Krefeld, demandent à ce que les
            cinq Inuits soient immédiatement vaccinés. Ce qui    Gilles Provost, Julie Ivalu et le réalisateur Guilhem Rondot.
                                                                 Photo : France Rivet, 2015.



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