Page 7 - La Généalogie retrouver ses ancêtres
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cendre des brûlis,  les griffes des saisons ont strié son front et labouré
                                    son cou.  Elle découvre subitement comment son corps  a été marqué
                                    par  l'étreinte  violente  d'un  pays  insoumis.

                                         A-t-eue  été heureuse ?  C'est une question  qu'elle  ne s'est  jamais
                                    posée  sincèrement,  peut-être  parce  qu'elle  appréhende  une  réponse
                                    qui  lui  ferait  mal.  Elle  s'est  contentée  de  vivre  chaque  jour  dans
                                    l'aveuglement  de ce  qu'elle  appelle son  devoir.  Aujourd'hui,  elle  se
                                    rend  compte  combien  c'est  insuffisant  pour  justifier  une  existence.
                                    Et,  dans  la  solitude  de  ce  soir  d'automne,  elle  a  l'impression  de
                                    n'avoir  vécu  qu'à  demi, prisonnière de sa  famille et de la montagne,
                                    prisonnière  d'un  pays  sans  échappée  sur l'espoir.

                                         A  vingt  ans,  en  recevant  son  diplôme  d'institutrice,  elle  avait
                                    rêvé  d'un  avenir  fort  différent.

                                         1.a  vieille  pendule  marquait  neuf  heures  et  demie  quand  Marie
                                    fut  brusquement  arrachée  à  ses pensées.  Sur le  gravier  de  l'entrée.
                                    des crissements de pneus suivis d'un grincement  de freins et du bruit
                                    mat d'une portière ; puis, sur le perron de bois, des pas lourds qu'elle
                                    connaît.  Le rythme  de ses  mains se rompit.  Le tricot  de laine grise
                                    posé  sur ses genoux, elle resta  un  moment  immobile,  dans l'attente.

                                         Quand  la porte  s'ouvrit  en coup de vent,  un  paquet  d'air  glacé
                                    s'engouffra  dans  la  maison,  poursuivant  la  chaleur  sur  le  plancher
                                    et  flagellant  les  jambes  de  la  femme.  L'homme  enleva  ses  bottes
                                    poussiéreuses,  jeta  sa  canadienne sur une  chaise  et, sans  un  mot,  il
                                    alla  s'enfonçer  dans  un  fauteuil  grinçant,  face  au  téléviseur.  Il
                                    paraissait  harassé comme s'il  portait toutes les misères du pays.  Les
                                    doigts de la  tricoteuse  reprirent  leur  mouvement  automatique.
                                         Louis-Philippe  Landry  n'est  ni  gros  ni  grand.  Il  a  un  corps
                                    solide  et  sain  comme  un  sapin  de  sa  forêt,  et  enlacé  de  muscles
                                    d'acier.  Depuis quelques années, son front s'est  dégarni ; ses cheveux
                                    châtains tournent  lentement  au poivre sur les tempes.  Ses joues  sont
                                    taillées  à  grands  coups  d'ébauchoir  et,  sous  des  sourcils  embrous-
                                    saillés, ses  yeux  sont  gris  ou bleus  selon  son  humeur  ou  le caprice
                                    de la lumière.  Cette  rude  écorce  de  paysan  cache  un  tempérament
                                    actif et une bonne mesure de sensibilité.  Têtu, il mène jusqu'au  bout
                                    les projets qu'il  a longuement mûris.  Dans le passé,  il avait  toujours
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