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NOUS AVONS LU POUR VOUS
Un Survenant méconnu et
mal-aimé
Germaine Guèvremont, Le Survenant, roman, Montréal,
Éditons Fides, coll. Biblio, 2012, 216 pages, 9,95 $.
Paul-François Sylvestre
Puisque le roman de Germaine Guèvremont est paru en 1945, il aurait été
trop facile de classer Le Survenant à l’enseigne de la littérature du terroir.
Si le Venant ne dévoile jamais son nom, ne serait-ce pas tout simplement
parce qu’il y a quelque chose dans sa personnalité qu’il refuse de dévoiler?
Je savais que Guèvremont était largement connue pour ce roman-culte, mais
j’en ai pris connaissance 75 ans plus tard, dans le cadre d’un club de lecture
à la résidence Place Saint-Laurent (Toronto). J’avoue l’avoir lu au premier
degré, sans porter attention à ce qui se révélait subtilement entre les lignes.
Quelques jours plus tard, une recherche m’a ouvert les yeux.
Selon des spécialistes de la littérature – Roger Duhamel et André Langevin, pour n’en nommer que deux –, il y avait
longtemps que les lettres québécoises ne nous avaient pas donné un roman paysan d’une telle justesse de ton.
Le fondateur de la revue Lettres québécoises, Adrien Thério, est d’un tout autre avis. Selon lui, l’histoire racontée
est sublime, non pas parce qu’elle fait l’éloge du terroir, mais parce qu’il est question d’un amour impossible .
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Il n’est pratiquement pas question de travaux sur la terre dans Le Survenant. On ne voit pas les Beauchemin faire
la moisson ou s’occuper des travaux de la ferme. Le père Didace, le Survenant et Angélina ont de toutes autres
préoccupations. Germaine Guèvremont semble plus intéressée à illustrer comment son Survenant n’a aucune
attirance pour les femmes.
À preuve cette citation : « Bon compagnon et causeur avec les hommes, Venant se montrait distant envers les femmes.
Quand il ne se moquait pas de leur inutilité dans le monde, il les ignorait. » En toute logique, note Adrien Thério, si le
Venant n’aime pas les femmes, il doit aimer ailleurs .
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Selon Thério, nous en sommes « à nous demander si Germaine Guèvremont ne savait pas dès le départ que son
Survenant était homosexuel » . Elle aurait pu laisser planer un doute, ajouter des scènes de fréquentation de l’autre
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sexe, ou prêter à son personnage des propos virils à l’endroit des beaux corps féminins. Au contraire, écrit Thério, la
romancière « fait tout pour nous faire croire que son Survenant est absolument insensible à la beauté féminine » .
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L’homosexualité du Survenant se lit clairement entre les lignes de sa réplique durant la seule scène d’amour de ce
roman. Angélina lui propose le mariage : « – Si tu voulais, Survenant… » Il emprisonne alors tendrement les mains qui
s’accrochent à lui, puis se ressaisit, se dégage d’un geste brusque et lance « Tente-moi pas, Angélina. C’est mieux. »
On ne revoit plus le Survenant, qui se perd à grandes foulées dans la nuit.
On l’imagine s’arrêter dans un autre village, très loin, trouver un autre nom, tenter de vivre sa vie du mieux qu’il peut
jusqu’au moment où il sera soupçonné de…
1 Adrien Thério, “Le Survenant”, Lettres québécoises, numéro 28, hiver 1982-1983, p. 25-28.
2 Ibid, p. 27
3 Ibid.
4 Ibid.
LE CHAÎNON, HIVER 2021 67